Kenneth était à une période charnière de sa vie. Il avait une bonne place dans une grosse entreprise, un toit sur la tête, de quoi vivre confortablement, mais voilà… Il s’ennuyait. Dans sa vie professionnelle du moins. Il avait beau aimer ce qu’il faisait, son entreprise manquait d’ambition et d’originalité. Pas étonnant de voir que le secteur du jeu vidéo américain subissait un krach financier depuis une année déjà à cause de ce manque d’inventivité. Kenneth faisait toujours la même chose, était renvoyé dans son coin du ring quand il proposait des nouveautés à ses supérieurs et avait l’impression de tourner en rond. Il n’était pas le seul dans ce cas-là chez Atari : certains étaient partis, d’autres s’accrochaient parce qu’ils étaient attachés à l’entreprise. Kenneth se rangeait d’ailleurs du côté de la seconde catégorie, mais depuis quelques mois, un petit démon était posé sur son épaule : le siège de Nintendo au Japon tentait de le débaucher en lui proposant un poste dans leur rang. La proposition était alléchante : ils dominaient le marché japonais, étaient innovants, à la pointe des dernières technologies… Si Kenneth hésitait, c’est parce qu’il avait sa vie ici avec ses amis, son travail, sa famille sur la Côte Est… Il était totalement perdu.

Vivant en collocation avec Alex depuis qu’il était arrivé à San Francisco, il y a déjà cinq ans, les deux se connaissaient plus que bien et son amie avait certainement dû remarquer que Kenneth n’était pas très bien malgré les grands sourires rassurants qu’il affichait. D’autant plus qu’il était assez fatigué par son travail ces derniers temps : ils étaient en train de finaliser un jeu qui devait sortir dans quelques semaines, alors la pression était forte et les heures supplémentaires s’accumulaient. Impossible de trouver du temps pour réfléchir à la proposition qu’on lui avait fait. Il était un peu dans une impasse.

Un soir plus tranquille que les autres, Kenneth avait enfin le temps (et surtout l’énergie) de manger le soir avec sa colocataire. Pour changer, il se mit aux fourneaux et lui prépara un plat d’une simplicité déconcertante, mais tout aussi délicieux : des pâtes carbonara. Lorsque le repas était prêt, il appelait son amie pour qu’elle vienne en cuisine. « Alex ! C’est prêt ! » Il mettait rapidement la table sur le comptoir de la cuisine ouverte, servant généreusement leur assiette. « Bon appétit ! » disait-il en français avec un accent subtil, mais remarquable malgré tout avant de repasser dans sa langue maternelle. « J’espère que ça ira, comme je cuisine très rarement. » Il riait, avant de prendre une bouchée. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’il se lançait enfin. « Dis Alex… Je peux te parler d’un truc ? » Il faisait une petite moue, un peu anxieux. Il espérait que cette conversation pourrait l’aider dans sa réflexion. « J’ai reçu une proposition de travail au Japon et… Je sais pas trop quoi faire. » Il poussait un soupir. « T’irais là-bas, toi ? » Il lui jetait un regard, tripotant nerveusement sa nourriture avec sa fourchette.

@Alexandra M. Harrison

Un peu plus d’emphase sur la fin. Kenneth retenait le conseil bienveillant d’Alexandra ; autant profiter d’avoir une locutrice francophone à ses côtés pour apprendre cette langue qu’il maitrise de mieux en mieux, même si.. C’était loin d’être encore ça. On ne pouvait pas lui reprocher de faire l’effort en tout cas. Il se le répétait une dernière fois, tout bas, à lui-même puis estimant qu’il avait bien intégré le truc, Kenneth s’autorisait à prendre une bouchée de son plat qui manquait un peu de sel à son humble avis, malgré la quantité astronomique de lardons. Si sa mère avait été là, elle lui aurait sûrement remonté les bretelles en le voyant rajouter un soupçon de sel, brandissant la carte des futurs problèmes cardiaques qu’il aurait à la quarantaine s’il continuait comme ça. Tant pis, il en rajoutait quand même. Elle ne le saura jamais de toute façon.

Kenneth affichait un sourire amusé quand il remarquait le ton aussi surpris de son amie. « On m’a proposé une offre de travail au Japon, oui ! Ils ont dû repérer mon profil à un colloque auquel j’ai assisté à la Silicon Valley. Comme je parle très bien la langue, ça serait pas un problème pour moi d’aller là-bas. Puis je te parle pas des opportunités de carrière ! Mais j’hésite… » Tout quitter pour partir loin… Ce n’était pas une chose qui l’effrayait en soi puisque Kenneth l’avait déjà fait en partant de New York pour étudier à Los Angeles et ensuite travailler à San Francisco. Mais là… On parlait carrément de changer de pays, de culture… En tant que gaijin, il avait peur d’être mal intégré en dépit de sa maitrise de la langue et des codes culturels très stricts et particulier du Japon. « Je sais pas si je vais réussir à m’intégrer. Je suis pas particulièrement timide, mais on va pas se mentir… La culture japonaise est très différente de la notre. Puis, ça fait cinq ans que je suis ici, que j’ai ma vie. Je sais pas si j’ai l’envie et surtout le courage de tout reprendre à zéro. » Il poussait un soupir reprenant une bouchée de son plat. Il n’avait pas envie de quitter Anna ou même Alex. Il pensait aussi à son amitié récente avec Donnie et au délicieux Jerry… Puis il y avait Thomas, Faith, Alexis… Kenneth avait quand même beaucoup d’attaches dans cette ville qu’il aimait beaucoup.

Kenny pensait qu’Alex était la meilleure personne pour parler d’un tel sujet en raison de son choix de carrière — avoir intégré les rangs des Marines impliquait de nombreux sacrifices et déplacements. « Ca t’a jamais fait peur toi, par exemple, quand tu t’es engagée, de te dire que t’allais tout le temps devoir partir à droite et à gauche ? Que t’aurais pas vraiment de stabilité ? » Il lui jetait un regard plein d’interrogations. Dans une vingtaine d’années, avec l’essor du jeu vidéo, le métier de Kenneth serait très mobile également et il était loin de s’en douter à l’heure actuelle. Il n’allait pas mentir, la place chez Nintendo lui faisait clairement de l’œil parce que c’était la chance d’une vie, mais était-ce réellement le bon choix ? Il se perdait encore dans tout un tas de doutes bien futiles.

@Alexandra M. Harrison