Kenneth relut plusieurs fois l’adresse qu’il avait notée sur son papier pour vérifier qu’il était au bon endroit. Twin Peaks Tavern. Le logo inscrit sur la devanture du bar abonde en ce sens. Les doutes de Kenneth étaient plus que légitimes : première fois qu’il voit un lieu ouvertement gay et surtout qu’on lui propose de s’y rendre sans aucun détour. Ayant subi plusieurs agressions homophobes par le passé, parce qu’il refuse de se cacher, sa méfiance était décuplée, craignant toujours de tomber dans un guet-apens morbide. Or, aujourd’hui, ce n’était pas du tout le cas. Le bar était effectivement un lieu de rencontres gays, mais surtout personne ne l’y attendait pour lui casser la gueule. S’il était ici ce soir, c’est parce qu’il avait un date avec un type rencontré à son travail. Ils discutaient depuis plusieurs semaines, hors du cadre professionnel en tout cas, et son ami avait enfin sauté le pas en l’invitant ici pour possiblement aller plus loin avec Kenneth. Le rendez-vous était fixé pour vingt-et-une heures trente et Kenny avait un peu d’avance. Il décida d’entrer dans le bar déjà plein et s’installa au comptoir pour attendre son ami.

Quatre bières au compteur et toujours personne. Kenny regardait sa montre en poussant un soupir — son date avait une heure de retard. Il avait déjà fait plusieurs allers-retours entre son siège et la cabine téléphonique à l’extérieur pour l’appeler chez lui et savoir ce qu’il en était, mais cela n’avait rien donné. De quoi accentuer un peu plus son impatience : il était sûrement en route. Mais qu’est-ce qu’il fout, bordel ? Une petite part en lui ne put s’empêcher de s’inquiéter. Kenny espérait quand même que rien n’était arrivé à son ami. Or, une heure supplémentaire plus tard, Kenneth devait se rendre à l’évidence face à sa énième bière : il lui avait posé un lapin. Ça n’était pas agréable, mais Kenneth était très loin d’en faire tout un plat : une fois la déception passée, il s’impliquait dans la fête et fit connaissance avec quelques personnes.

Mais le meilleur de la soirée n’était pas encore arrivé. Minuit approchait et les lumières du bar se faisaient moins prégnantes : le show de drag queen allait débuter et Kenneth n’en avait jamais vu de toute sa vie. Même s’il était pansexuel, il n’y connaissait strictement rien à la culture queer, ou alors très peu. Le monde du drag lui était totalement étranger et c’était une belle entrée en matière. Assis sur son tabouret, tout en sirotant une boisson, il regardait le show. Il était fasciné par la beauté extravagante des participants (ou des participantes ? Il espérait ne pas commettre d’impair en mégenrant qui que ce soit par inadvertance). Il admirait aussi leur courage d’assumer ce côté-là de leur personnalité — certes, le bar était supposément une safe space pour les personnes gays, mais sait-on jamais… Une drag queen en particulier avait retenu son attention : Thomas. Kenneth ne saurait expliquer pourquoi, mais il avait attiré son regard plus que les autres. Il applaudissait de concert avec les clients du bar quand le show était terminé.

Pendant le restant de la soirée, Kenneth n’avait qu’une seule idée en tête : toucher deux mots à Thomas pour lui dire tout le bien qu’il avait pensé de sa prestation. Ignorant son prénom, mais ne sachant pas non plus où il se trouvait, il décidait de l’attendre à l’extérieur du bar si jamais il se pointait là. Il n’attendit pas plus d’une heure, fumant sa cigarette à l’extérieur, avant de voir Thomas sortir. « Hey ! Toi ! Excuse-moi ! » Kenny espérait ne pas lui faire peur, d’autant plus que son attitude pourrait paraitre étrange entre cette façon de l’attendre et de l’interpeler. Il s’approchait de lui avec un sourire qui se voulait rassurant. « Je te veux pas de mal, rassure-toi. » Il tenait à éclaircir les choses tout de suite. « Mais je t’ai vu pendant le show. J’étais au bar, je savais pas où t’étais et je voulais vraiment te voir pour te dire que le spectacle était super ! Surtout ta prestation j’ai vraiment adoré. » Le sourire de Kenneth était plus franc et assuré. Il tirait sur sa cigarette avant de poursuivre. « C’était la première fois de ma vie que je voyais un drag show. Je suis pas déçu ! » Il hochait la tête comme pour appuyer ses dires, tirant à nouveau sur sa cigarette. Il la laissait entre ses lèvres puisqu’il tendait sa main à Thomas. « Ah, au fait : Kenneth, enchanté ! »

@Thomas Clarke

Kenneth était rassuré de voir qu’il n’avait pas effrayé Thomas, ou du moins, pas tant que cela. Il comprenait que sa démarche pouvait être bizarre, mais timide comme il était (oui, aussi incroyable que cela puisse paraître quand on le connaissait un peu), il n’avait pas trouvé d’autres moyens de l’aborder. Enfin bon, le principal était que la conversation était enfin lancée et surtout que ses mots avaient touché Thomas. Kenneth répondait à ses remerciements par un sourire discret, témoin tangible de sa timidité latente. Un œil avisé remarquerait même que ses joues s’étaient légèrement roussies — la faute de son introversion exacerbée. Ne sachant trop que faire de sa main une fois qu’il eut serré celle de son interlocuteur, Kenneth la fourrait avec l’autre dans les poches de son bombers. « Tu peux compter sur moi pour revenir te voir ! C’était vraiment chouette, ça change de ce qu’on voit d’habitude. » Ce n’était pas tant du côté drag dont il parlait, mais plutôt du côté chant comme Kenny trouvait que Thomas avait une voix particulièrement belle et très différente de ce qu’il a l’habitude d’entendre — ce n’est pas du vu et du revu comme on dit, loin de ce qu’on entendait à la radio. Il ne connaissait pas les aspirations de Thomas, mais Kenneth pensait que sa place serait plus à Los Angeles, car le jeune homme gagnait réellement à être connu.  

A sa question, le blondinet hochait la tête négativement. « Non pas vraiment. Disons que ça fait cinq ans que je connais Frisco, mais que je m’y suis définitivement installé il y a trois ans. Avant de m’établir là, je faisais souvent des aller-retour entre ici et ma fac à L. A. quand j’avais des stages à faire pour mes études. L.A., c’est bien, mais San Francisco c’est mieux pour le domaine dans lequel je travaille. » Los Angeles, c’était la ville parfaite pour les artistes en devenir, mais pour les gens comme Kenneth, hautement qualifiés dans les métiers touchant à la technologie et aux évolutions numériques, la Silicon Valley était leur Eden. Mais il n’allait pas parler de ça ce soir parce que c’était ennuyant à mourir. « Et toi ? T’es né ici ou dans une autre ville ? Un autre état ? » Kenneth en profitait pour sortir son paquet de cigarettes et en glisser une entre ses lèvres une fois sa question posée. Il l’allumait, tirait une longue bouffée dessus pour ensuite recracher sa fumée avant de tendre son paquet à Thomas, par politesse, si jamais il voulait en prendre une. « Je viens de New York, moi. Enfin, mes parents avaient leur maison dans la banlieue new-yorkaise, mais je passais plus mon temps dans la ville que chez eux. » Kenny étouffait un petit rire avant de tirer de nouveau sur sa cigarette, laissant des volutes de fumée s’extirper naturellement d’entre ses lèvres.

@Thomas Clarke

Visiblement, Thomas souhaitait malgré tout parler de son travail. Bah ! Peut-être que ça l’intéressait finalement, contrairement à ce que Kenneth avait pensé. Il tirait sur sa cigarette avant de lui offrir une réponse. « Je suis programmeur de jeux vidéos chez Atari. C’est moi qui code le jeu, qui lui permet de fonctionner correctement, en gros. » Comme c’était un nouveau métier, il se sentait toujours obligé d’expliquer ce que c’était dans les grandes lignes, sans jamais rentrer dans des détails trop complexes. Il pourrait, mais il assommerait vite son auditoire. Comme c’était sa passion, il avait tendance à trop parler. Heureusement, Thomas le lançait sur un tout autre sujet pour éviter qu’il ne déborde trop sur les jeux vidéos. « Mh… Bonne question. » Qu’il ne s’était jamais posé au passage. Kenneth prit alors cet air réfléchi tout en fumant sa cigarette, pesant le pour et le contre dans chacune des villes qu’il avait pu visiter et statuait : « Sans mentir, San Francisco. Parce que, même si j’ai vécu des choses pas cool à cause de ça, j’suis quand même libre de vivre comme je veux et c’est plus simple de s’afficher ici. Si j’ai un mec, j’ai pas spécialement peur de m’afficher main dans la main avec lui contrairement à LA ou à New York. » Kenneth pensait que Thomas le comprendrait et voyait totalement de quoi il parlait. Parce que, même si Kenny n’avait pas posé de questions sur le sujet, il pensait comprendre les raisons du départ de Thomas du Texas, surtout si jeune. Lui aussi avait un peu fui New York à cause de son père qui n’acceptait pas sa pansexualité, même si Kenneth avait quitté la grosse pomme principalement pour ses études. « Je pense qu’on cherche tous un peu cette liberté d’être qui on est en venant à San Francisco. » concluait-il sans entrer dans les détails, un sourire discret aux lèvres.

En revanche, les dernières paroles de Thomas l’intriguèrent tout particulièrement. Kenneth en fronçait même les sourcils, mais plus par curiosité quand il le regardait. « Ah ouai ? » Ça le titillait d’autant plus parce qu’il était persuadé de n’avoir jamais rencontré Thomas avant et visiblement ils avaient une amie en commun. Kenneth voulait bien entendu savoir le pourquoi du comment de cette histoire ! « Qui ça ? » Si une nana avait une photo de lui dans un cadre, il aimerait bien savoir qui ! Ça flattait toujours l’égo. Mais, si ça se trouve, Kenneth se fourvoyait totalement… « J’espère que c’est quelqu’un que je connais aussi, parce que ça serait vraiment chelou sinon qu’une meuf que je connais pas ait une photo de moi chez elle. » Kenneth lâchait un rire, terminant sa cigarette. Flatteur peut-être, mais un peu flippant quand même!

@Thomas Clarke